Ça fait longtemps que je n’ai plus écrit et je me sens un peu rouillée...
Mais silence ne veut pas dire absence : c’est juste que parfois les impressions se télescopent dans mon cerveau, et me semblent inracontables...
J’attends alors qu’elles fassent sens pour en parler.
Un sujet difficile parce que nous sommes immergés dans une société islamique ici, au Yémen et à Oman, sans pour autant y avoir pleinement accès... C’est donc de bribes et de fragments d’Islam, recousus à ma façon, dont je veux parler ce soir.
Ce que j’entrevois de l’Islam ici est à la fois marquant, mais évident, étrange, mais logique, séduisant, mais parfois effrayant, extrême, mais extrêmement modéré, essentiel, mais maniéré...
Le ramadan comme outil de mesure et de compréhension de ce qu’est l’Islam nous a offert une première vision un peu déformée de la réalité quotidienne des musulmans du Moyen-Orient. Contrastée, euphorique, colorée, fatiguée, inversée et exacerbée...
Mais il nous a fait sentir l’essentiel peut-être : que l’Islam n’est pas une religion mystique, mais qu’elle est au contraire une religion du quotidien, proche de l’homme et de son corps, une religion qui façonne la société dans son entier, une philosophie de vie, un gospel enthousiaste, plus qu’un choix confessionnel.
Depuis notre passage dans l’Hadramaout et la fin du ramadan, l’Islam a repris sa place normale, celle de tous les jours, et de toutes les heures du jour.
L’Islam façonne la société et les rapports des hommes entre eux, leur offrant des gardes fous et des lieux où s’épancher que l’Occident ignore. C’est en discutant avec l’architecte urbaniste de Shibam - Tom - que cette facette de la religion musulmane nous est apparue dans sa complexité.
Nous avions bien remarqué que dans la vie quotidienne d’un homme ou d’une femme de Shibam ou d’ailleurs, le monde des hommes et celui des femmes fonctionne comme deux univers parallèles. Je ne connaîtrais jamais le visage de la femme, la sœur, la mère de mon ami si je suis un homme là-bas. Peut-être me souviendrais-je éventuellement de la fillette qu’elle a été, mais je ne saurais jamais la femme qu’elle est...
Cette étrangeté nous a maintes fois interpellés : lorsque Muttia, dans le Djebel Bura, nous a appris qu’il allait se marier avec une fille dont il n’avait jamais vu le visage, alors qu’ils étaient « amis », ou lorsque je me suis rendue compte qu’en deux heures je connaissais plus de visages d’un village que le plus vieux patriarche n’en connaîtra jamais - il lui manquera ad eternam la moitié féminine de la population... Étrange et cruel. C’est comme ça que nous l’appréhendions.
Pour autant, c’est précisément cette séparation entre les sexes, ce « garde-fou », qui permet la naissance de relations d’amitié exclusives et entières entre les personnes d’un même sexe telles qu’elles ne pourront jamais exister dans le monde occidental (une fois l’adolescence dépassée).
Voir deux hommes se donner la main dans la rue n’a rien d’extraordinaire, c’est même commun. Lorsqu’un homme en tient un autre par la main comme nous le faisions à l’école primaire, c’est qu’il s’agit à coup sûr de son « meilleur ami ». Tom nous a parlé de ce statut de « meilleur ami » qu’on pouvait acquérir presque comme un nouveau statut social, une étiquette qui t’associe à un autre, un « double », un vrai confident, un ami comme ceux qu’on a pu avoir au collège ou au lycée.
Or ce débordement d’intimité et d’amitié ne devient possible qu’à cause du garde-fou qu’offre la séparation des sexes. Tom en témoigne en ces termes : « En Allemagne, j’ai beaucoup de bons copains de longue date, mais je ne crois pas avoir jamais eu de relation comme celle que j’entretiens ici avec mon « meilleur ami » : en Allemagne, il m’est impossible de parler avec l’un de mes amis masculins de questions « intimes » touchant à l’amour, à des questions spirituelles importantes, ou à des choix de vie importants... Ça crée une solitude et un vide qu’un partenaire ne peut pas vraiment combler. Un partenaire n’est pas un ami, la séduction a besoin de mystère et de retenue... Ici, cette solitude disparaît et je deviens un homme parmi d’autres hommes. Les limites que crée l’Islam en préservant une partie de mon univers privé me permettent cet épanchement dans la confidence que je ne réserverais qu’à un étranger de passage, une nuit alcoolisée, en Europe. Mon meilleur ami est celui à qui je pourrai tout dire sans pour autant brader mon intimité, celui qui m’épaulera, celui avec qui je pourrais traverser des épreuves que j’aurais eu du mal à traverser, peut-être, seul ».
Du côté des femmes, c’est au sein de la maison que ces relations intimes s’épanouissent. Si je parle souvent des « ombres noires » et de leur solitude dans les rues de la ville, il est impressionnant de constater à quel point les femmes, une fois entre elles, sont volubiles, solidaires, et constituent un véritable corps social fort et uni. Bien sûr, les rivalités existent certainement dans ce groupe de femmes que le hasard des liens familiaux regroupe à l’intérieur d’une même maison. Mais la connaissance unique qu’elles ont de toutes les relations humaines qui unissent les mêmes membres d’une famille, fait leur force. Ce monde intime qu’elles partagent leur permet de créer des liens familiaux étendus d’une force rare en Occident.
Elles sont souvent plus d’une dizaine, réunies dans la « pièce à vivre des femmes », et de l’extérieur, il est impossible de déterminer à qui appartient tel ou tel enfant, qui est la soeur, l’amie en visite, la mère et la tante au 4e degré... L’entraide est constante et la solidarité palpable.
Mais ce n’est pas uniquement la main dans la main que la force de cette relation unisexe s’exprime. C’est également dans la fréquence et la longueur des rencontres. Dans le « monde des hommes », il n’est pas rare d’assister à de longues réunions nocturnes le plus souvent dans la rue ou sur le trottoir, et d’observer des groupes d’amis ou de voisins jouer aux cartes, aux dames, au billard. En sirotant un thé à la terrasse d’un coffre shop ou simplement sur le trottoir en ayant dessiné leur table de jeu dans le sable, ces hommes passent leur soirée. Ils ont tous la télévision pourtant... mais quel est l’intérêt de rester seul devant, alors que d’autres hommes avec qui je peux partager sont là ?
On se dit : « Oui, mais 50 ans en arrière c’était pareil chez nous... Ce n’est qu’une question de progrès et de confort, vous verrez dans 50 ans si ces pratiques persistent ! » Et bien oui, 50 ans plus tard, à Oman, dans ce pays riche et industrialisé où la technologie de pointe infiltre le quotidien, des pratiques similaires perdurent. Sur le trottoir de notre rue, des hommes en djellaba immaculée s’asseyent régulièrement pour jouer avec de simples cailloux à un jeu complexe dans le sable...
Mais l’Islam dans la vie quotidienne ne se limite pas à la séparation des sexes et au statut des femmes, ce à quoi on le réduit souvent en Occident. Il apporte quelque chose de simple et d’essentiel : un rythme de vie et une pratique à portée de tous. Qu’on connaisse le Coran par cœur ou bien qu’on préfère jouer au foot, il est possible d’être un bon musulman. En effet, les règles de l’Islam sont accessibles à tous et de bon sens. Les règles d’hygiène, de pratique religieuse, et de vie quotidienne sont en effet toutes décrites simplement dans le Coran et ne se cachent pas derrière des paraboles sibyllines capables de prêter à confusion.
Les textes du Coran prônent en outre une modération très éloignée de toute figure extrémiste, modération que le visiteur perçoit immédiatement dans la manière de parler et de gérer les problèmes quotidiens de tout musulman. Les choses ne sont pas « graves ou dramatiques », elles sont comme elles sont et on tente de faire avec, du mieux possible. En matière de jeûne ou de prière, le Coran recommande de « tenter de bien faire »... Mais si ça semble trop difficile, trop compliqué ou inapproprié, il est écrit que le but n’est pas de se forcer, et qu’Allah ne demande pas l’impossible, ni le difficile. L’homme ne doit point se priver de femme (l’imam non plus : élu par la communauté, l’imam est un homme marié et père de famille comme tous les autres). Il ne doit pas non plus se priver de manger ou de boire, ou d’exercer le commerce pour lequel il est doué. Au contraire, son but doit être de conserver toute sa vie un juste équilibre entre tous les domaines de sa vie.
En matière de « business », le Coran recommande également une modération sans faille : il s’agit de faire prospérer son affaire du mieux possible, mais de ne pas envier le voisin de la chance qu’il a. Il est surprenant de constater à quel point l’ascèse ou la privation ne sont pas érigées en modèles, contrairement à la modération et au moyen terme. De fait, nous n’avons observé que peu de tensions par rapport aux tableaux d’horreur du monde musulman qu’on nous dépeint à la télévision française. Aucune démonstration d’envie ou de jalousie non plus à notre égard, aucune... Les hommes et les femmes que nous rencontrons demandent parfois le prix des choses que nous possédons (l’appareil photo de Manu par exemple) afin de comprendre et appréhender le monde dans lequel on vit, mais ne font jamais de comparaison à leur désavantage. Ils semblent accepter les différences et la vie telle qu’elle vient, « inch Allah ». Le sourire est toujours là, et le quotidien en est terriblement apaisé.
L’Islam tel que je l’ai vu au Yémen pendant le ramadan et l’Aïd, est plus qu’une religion qu’on embrasse ou pas. C’est un véritable guide du quotidien, une philosophie de vie simple, rigoureuse et humaine qui semble donner les clés d’une vie heureuse, comprise et apaisée.
Tout le monde a d’ailleurs accès aux textes du Coran et est encouragé à les lire, à s’y plonger afin d’accroître sa connaissance religieuse en parallèle de ses efforts pour accroître sa connaissance scientifique du monde. Entre Allah et le fidèle, point de hiérarchie complexe ou de messe en latin (j’ai entendu dire que c’était à nouveau à l’ordre du jour au Vatican ?). Le livre est accessible à tous, le livre dans son entier écrit d’une traite durant la vie du prophète, sans que des chapitres apocryphes ne soient dissimulés du grand public dans un état reclus du monde civil...
Alors évidemment, ce livre qui régit leur vie, ils ont envie de le faire connaître... Eh oui, c’est vrai, nous avons été la cible de musulmans fidèles et quelque peu prosélytes. Un tenancier de café jeune et très charmant qui nous a fait passer plusieurs fois une cassette du Coran en français après avoir appris d’où nous venions. Cassette qu’il nous a finalement offerte ! Un autre restaurateur nous a également offerts avec la note, une enveloppe avec quelques dépliants explicatifs en anglais sur des thèmes majeurs du Livre (l’unicité de Dieu, la vie après la mort, le Coran d’un point de vue historique, etc.) Notre irakien du Wadi Doan n’a pas manqué, également, tout au long de la journée d’étayer ses petites histoires, d’anecdotes religieuses. Il nous a narré l’histoire des voleurs punis avec leur voiture écrasée sous le rocher (voir agenda du 30 au 5 octobre) et nous explique la prière et l’ouverture des cieux au coucher du soleil...
Tous nous ont fait part de leurs expériences spirituelles ou de leurs messages religieux après que nous avons lié connaissance. Je crois d’ailleurs que tous ont sincèrement espéré notre conversion. Pas pour eux, pour notre bien, parce qu’on est ami... « Inch Allah, j’espère que quand tu reviendras nous voir avec tes enfants et que tu seras musulmane ».
Vous l’avez compris en lisant ce texte, ces messages et cette vision de la vie simple, poétique et logique me touche. Et ne serait-ce mon esprit rigidement rétif, à la fois simple et naïve, je serais en voie de conversion aujourd’hui parce que l’Islam peut séduire et séduit, non pas en tant que religion, mais en tant que philosophie de vie, loin des extrémismes dont souffrent les pays en guerre aujourd’hui, et proche de l’homme simple qui aspire au bonheur, équilibre en chacun de nous...
Dans toute religion, civilisation,... il y a des choses bonnes. Mais des descriptions faites, la vie des femmes du Yémen est-elle vraiment à envier ?...rôle, pouvoir de décision, liberté,... je ne suis pas sûre qu’elles aient un réel choix..
Bon courage pour la suite de l’aventure.
mouais...en tous les cas je sûre de ne pas vouloir vivre dans ces pays en tant que femme.
J’aime trop ma liberté, pouvoir faire ce que je veux sans avoir de compte à rendre, pouvoir dire ce que je pense, partager une vraie vie de famille (tout en ayant de vrais amis),faire des études et ce que j’aime.
La vie entre femmes non merci !Parler de couches et chiffons à longueur de journée !(et cuisine)Je vois ça au boulot.*
Toutes les réligions sont des philosophies de la vie !!Tu vas en découvrir d’autres qui seront plus proches et adaptées à notre façon de vivre.
Devant l’afflux de remarques j’ai envie de répondre Tout d’abord pour vous dire que vous avez certainement tous raison, et vos réserves quand a la vie des femmes sont certainement justifiées : en ayant le privilège de vivre des deux cotes (hommes et femmes), je ne connais finalement pas cet isolement spécifique que j’évoque.
Ensuit en ce qui concerne le Coran, Vincent tes remarques sont justes et ton expérience du monde musulman ainsi que celle de Safa sont bien plus valables que la mienne, je n’en doute pas une seconde.
Pour autant, cette religion - ou les pratiques qu’elle engendre, ou la manière dont ses "pratiquants" en parlent (hommes et femmes) - reste séduisante, et TRÈS loin de l’extrémisme avec lequel on la dépeint en occident.
Vincent parle du meutre que l’on prêche parfois dans le Coran. Peut être... Moi je n’en ai entendu parler que dans une seule circonstance très précise : au moment ou l’on décrit les différentes "Jihad". Ces "guerres" souvent individuelles sont plus des combats intérieurs pour atteindre un équilibre interne parfait que des appels a la violence gratuite. Dans le cas de la 7ieme Jihad ( je me trompe peut être sur le chiffre..), on parle effectivement de rendre a son ennemi la peine qu’il nous inflige mais cet appel a la violence ne se justifie qu’en cas de "légitime défense" - et en tous etat de cause après avoir essayé toutes les autres alternatives...
Mais vous avez raison, ils ne disent pas de tendre l’autre joue... (Mais qui en pratique tend l’autre joue parmi les chrétiens ??? pas les chrétiens américains en tout cas..)
Vous avez tous raison sûrement d’être ultra défiants vis a vis de l’islam, et je n’échangerais ma vie pour rien au monde avec celle d’une femme yemenite (les données socio économiques et le fait que la societe est encore très patriarchale y sont pour beaucoup, parce que j’changerais peut etre ma vie contre celle d’une femme musulmane omanaise, ou le niveau de vie, ressemble a celui de la France..).
Pour autant, l’islam tel qu’on m’en parle et les pratiques que j’en aperçois restent séduisantes, n’en déplaisent a certains. Sachez juste que je n’aurais peut etre pas dit ca en France, ou les pratiques justement sont parfois extremisees par les immigres musulmans, dans une position conservatrice de la culture perdue et defense vis a vis de la societe ultra liberale de loccident. Mais le voyage ouvre les esprits les discussions comme on dit ...
Enfin une dernière remarque Vincent, par rapport au parallèle que tu fais entre ton statut de catholique et le statut de musulman. Il existe une grosse différence être ces deux statuts et elle réside justement dans les pratiques. Lorsque je parle de l’islam je parle effectivement des musulmans pratiquants et non des supposes musulmans. Je ne suis pas séduite par les génuflexions d’un musulman 5 fois par jour, par le voile que porte une femme,
Non, je suis séduite par la pensée derrière l’action et les pratiques sociales qu’une vision spécifique du mode engendre. Je parle dans cet article - trop peu nuance il est vrai parce que les médias occidentaux se chargent de l’autre version des faits -, des gens que j’ai vu pratiquer.
Les musulmans qui font des génuflexions et qui ne sont pas vraiment "pratiquants" au sens spirituel (tout comme un "chrétien" qui irait a la messe de minuit pour se dédouaner la conscience), on en a aussi croise quelques uns, mais ce n’est pas eux que je prenais en référence du monde musulman.
L’islam a évidemment ses défauts et ses extrémismes. A Oman par exemple un "musulman genuflexieux", ne nous a entretenus que de prostituées et d’alcool. Cette discussion comme d’autres nous montre que la séparation des sexes a aussi ses défauts : le sexe devient une obsession pour beaucoup d’hommes et les pratiques déviantes qui dérivent de cette obsession sont certainement plus intense que dans les pays "libérés... La société patriarchale telle qu’elle existe dans encore dans de nombreux pays musulmans est elle aussi condamnable par de nombreux aspects. (Au Yemen comme Soudan d’après ce que j’ai pu comprendre...)
Mais ces deviances ne sont pas plus l’Islam que l’extrémisme de George Bush est le Christianisme : il s’agit d’interprétations et de devances. A Oman, pays ou l’islam est religion d’état quand même, une très très grande majorité de femmes travaillent a toutes sortes de postes et plus de 85 pour cent d’une classe d’âge est lettrée avec une égalité des sexes...
Cet article était résolument mono oriente, parce que nos vues sur l’Islam sont elles aussi résolument mono orientées. Mais ne vous en faites pas, en Inde, au pays de la fourberie et du mensonge au quotidien - c’est pas si grave, il faut juste s’habituer comme a un nouveau langage et tout va bien), je vais trouver de quoi être séduite par la philosophie de vie :)
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