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L’ombre derrière le sourire 1/2
Le 01/03/07

À la plage, entre misère et volupté

Sihanoukville : d’énormes plages de sable fin, très blanc, face à une mer, bleue verte et turquoise. Quelques pins et des palmiers. Et des sourires aussi par centaines.
À Sihanoukville, où nous sommes arrivés en taxi collectif, comme au Yémen, à 7 dans une petite R11 (4 devant, et 3 derrière - si si ! C’était une tactique du chauffeur pour nous faire payer plus à l’arrière...), la ville insipide ne nous a pas tout de suite inspirés. Étirée, étalée, sans centre, ni polarité, Sihanoukville est une station balnéaire dont il ne faut regarder que les plages pour se sentir au paradis.
Et c’est finalement ce que nous avons fait. Pour la première fois depuis cinq mois nous avons décidé de nous poser sur la plage toute la journée, à ne rien faire d’autre que de profiter du temps qui passe. Au soleil, en pleine semaine, pendant que vous vous échinez sous le ciel peut-être gris d’Europe, ici dans un pays parfois terrifiant, nous avons décidé de profiter de notre été qui n’en finit pas.
Après avoir fait la veille, le tour de toutes les plages de la côte en vélo, nous nous sommes finalement décidés pour la plus grande, la plus animée aussi, celle où nous pourrions profiter du luxe tout entier.
Des petites femmes en pyjama de satin coloré passaient en effet de manière régulière sur la plage, un petit vanity case sous le bras, un véritable institut de soin portatif. Et, pour quelques dollars, l’épilation complète au fil (une bobine de fil de coton et hop le tour est joué... je vous montrerai au retour : ça fait faire plein d’économie, vous verrez !), le massage détente, la manucure ou la pédicure sont à portée de main.

L’épilation donc pour moi, et le massage pour monsieur, nous avons joué les grands seigneurs sur nos matelas imprimés de couleurs vives, sous le parasol du bar que nous avions choisi un peu excentré, pour nous sentir seuls à la plage malgré tout ( !!)
Pendant que notre esthéticienne maison fait son ouvrage, d’autres femmes s’arrêtent régulièrement à côté de nous, et bavardent avec elle. Elles proposent des langoustines frites (Lobster, Lobster madam !), des ananas, mangues et autres papayes, des rouleaux de printemps, etc.

« Cambodia now »

Il est 11 h du matin et je suis plongée dans la lecture de « Cambodia now », un ouvrage de référence à mon sens, écrit par un couple de journalistes qui n’ont pas peur de regarder le pays dans les yeux. Ils ont vécu au Cambodge entre 1998 et 2004 par intermittence, et leur témoignage, présenté sous forme de chapitres thématiques, me sert de lunettes à infrarouge dans ce pays où je passe trop vite.
Les thèmes qu’ils abordent font étrangement résonner les paysages, les visages que je croise et à qui je parle parfois, mais que dans notre fuite contre le temps nous ne prenons pas le temps de véritablement rencontrer. Le Cambodge ai-je dit avant d’y arriver « n’est qu’une étape courte sur notre trajet », un de ces pays qu’on ne fait que traverser, pour donner plus de temps à d’autres. Mais contrairement à Oman, c’est une décision que je regrette un peu aujourd’hui.

Le Cambodge, en effet, ne se saisit pas tout de suite, presque lisse à l’extérieur comme le sourire de mon esthéticienne ce matin-là, il est pourtant plein de creux, de plis et de fractures invisibles.

Alors sur la plage je lis... et je perçois, sur cette plage de rêve, l’ombre derrière le sourire.

Karen J. Coates commence bien sûr par évoquer le sujet des mines antipersonnelles et des amputés qui aujourd’hui sont tous les jours de plus en plus nombreux. De leur inévitable destin de mendiant, de leur perte de confiance qui suit leur mutilation. Je lis ces interviews, et les rencontres qu’elle fait. Les amputés ici, même s’ils sont pléthore, semblent ne pas bénéficier encore d’une place d’être humain à part entière. Il est rare qu’on les emploie, il est impossible qu’on leur offre une quelconque allocation. Contrairement à l’Europe, il n’y a ici aucun quota dans les bureaux, aucune loi imposant l’accessibilité handicapée. Un peu comme sous les Khmers rouges, il reste ici un parfum de « marche ou crève » indélébile.

Les amputés, dans des camps !

Alors, face à ce vide intersidéral de prise en compte d’un fort pourcentage de la population, ma journaliste de papier prospecte, cherche et trouve enfin le seul endroit où une association humanitaire a réussi à recréer un cadre de vie digne, permettant à ces hommes et ces femmes de se reconstruire une vie « normale ». Il s’agit d’un village perdu dans la campagne à plusieurs heures en charrette de Phnom Penh. Un village où seuls les amputés et leurs familles vivent, construisent leurs maisons et se remettent à cultiver des champs. Si le bénéfice est énorme pour les quelques milliers de personnes qui ont la chance d’entendre parler de ce paradis isolé, la solution, en elle-même, me terrifie.
Comment, ce pays qui a tant souffert, qui fait montre de tant de films de guerre, qui parle si ouvertement de son génocide aux milliers de touristes qui passent en vitesse visiter son pays, qui vend les sites de torture et la visite des charniers à des cars entiers de touristes, n’a toujours pas trouvé de solution pour réintégrer avec fierté et dignité les vétérans, ceux qui portent les stigmates de cette guerre qu’ils médiatisent à tout propos ?

... Je lis les descriptions atroces des vies misérables et réelles de tous ces Cambodgiens qui vivent de mendicité dans les rues de Phnom Penh, toujours « on the move », plus jamais chez eux. Je lis tout ça sur cette plage paradisiaque, sous le soleil écrasant de midi, et soudain je prends conscience que des hommes et des bras sans jambes passent sans arrêt à côté de ma chaise longue. Ils traînent leurs moignons dans le sable et me demandent quelques pièces. Et moi, depuis ce matin, je ne les vois pas. Depuis l’Inde, je me ferme et je ne dis rien, j’ignore la souffrance de ceux qui mendient à côté de moi tandis que je me fais honteusement dorloter.
Mais petit à petit, grâce aux paroles de cette femme, je commence à saisir un petit bout de « l’ombre derrière le sourire » de ces mendiants, qui se traînent ici, au pied des Européens parce que même leurs compatriotes leur ont tourné le dos...
Et je donne à chacun et sans remords 1000, 500, 2000, des quarts, des demis et des centimes de dollars, je donne pour soulager ma conscience qui a du mal à accepter le fossé qui me sépare de ces hommes à qui plus rien ne sourit.

Je donne et je continue ma lecture.

Laos et Cambodge, « same same but different »

Manu se réveille de la lecture de son Nabab de 1000 pages qui le fait vivre en Inde au cœur du Cambodge (voir Bibliographie) et me dit :
« Finalement le Cambodge, c’est un peu comme le Laos, ça se répète, non ? »
« Oui et non... »
Je comprends ce qu’il veut dire, les sourires sont les mêmes, les visages aussi, les architectures se ressemblent, et ses pays partagent sans aucun doute plus d’histoire commune que nos pays d’Europe ne pourront jamais y prétendre. Mais le livre que j’ai entre les mains me brûle et le souvenir de tous les autres que j’ai avalés à la hâte (voir bibliographie), me met face au fossé qui sépare la mémoire collective de ces deux pays voisins.
Effectivement, la nourriture est la même, le bouddhisme est toujours « Therevada », et le Mékong est un élément central de la vie rurale de ce pays encore nettement agricole. Effectivement dans les deux cas, on parle de l’Indochine, du communisme et de sa chute, et de bombardements américains.

Mais au Cambodge en plus, on parle de gloire et de décadence. La splendeur d’Angkor résonne encore dans la mémoire de tous les Cambodgiens, alors que les intrigues actuelles, d’un gouvernement fragilisé par des décennies de guerre civile, minent tous les espoirs de redressement rapide d’un pays qui n’en finit pas de chercher son identité nationale.
Si la guerre civile est officiellement terminée depuis 98 (date de la défection du dernier soldat khmer rouge), la violence, elle, n’a fait qu’augmenter depuis. Et faute de lire les journaux en khmer, c’est dans ce livre (datant de 2005) que je parcours les faits divers d’un pays, pour qui la vie humaine ne vaut pas encore si chère que ça.
Karen J Coates analyse.
La confiance n’est pas encore revenue. Les années de suspicion réciproque, devenue nécessaire à la survie dans un régime dictatorial qui condamnait toute relation intime, ne s’effacent pas si vite. Et la violence est partout. En ville surtout, il y a peu, les coups de feu résonnaient encore nombreux dans la capitale.
Mais pire encore que la violence, qui est une forme d’énergie de survie à mon sens, c’est l’apathie, la « fatigue » qui caractérise une grande partie de la population, qui me semble être est le plus grave héritage de ces dizaines années de guérilla après la guerre. Le mental des survivants (1/4 de la population a été exterminée entre 75 et 79) n’a jamais été examiné de bien près...
(Quand je pense que chez nous après un petit braquage, on a droit à des cellules de soutien psychologique !)
On traite à coup d’aspirine les symptômes de la fatigue, du mal de tête continu, et de la perte d’appétit... le tout sans vraiment chercher à savoir d’où ils viennent.

Pire encore, les gens semblent parfois pris d’une fièvre collective : ils sont sûrs d’être à nouveau la cible des Vietnamiens, ennemis héréditaires par excellence (bien que ces derniers les aient libérés des Khmers rouges, ils ont poursuivi la guérilla dans le pays pendant 10 ans après leur arrivée). On a peur de la nourriture, de l’eau, les gens se rendent à l’hôpital par dizaines, souffrant tous de symptômes imaginaires...
Et ces angoisses collectives finissent même parfois en bain de sang : en 98, après une crise de ce type, la foule même finit par lyncher dans la rue des Vietnamiens innocents, commerçants pour la plupart, que le pays semblait pourtant avoir réussi à assimiler après tant d’années.

Les Cambodgiens se sentent menacés à toutes leurs frontières, et pourtant le mal vient de l’intérieur.

Contrairement aux Vietnamiens qui ont subi presque autant de pertes nettes qu’eux durant l’horrible guerre qui les a opposés aux Américains, au Cambodge, la guerre était civile, au sens où les Khmers rouges étaient khmers avant tout. Point de victoire finale, de libération glorieuse... Le mal est avant tout psychologique, et personne réellement ne semble s’y intéresser.

Ni le gouvernement, ni les ONG.

Voir suite de l’article : L’ombre derrière le sourire 2/2


Voir photos :
Sihanoukville, le lieu pour la plage au Cambodge



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