Une ville blanche, une de plus.
Une ville sans ombre, noyée dans une brume blanche uniforme qui aplatit les volumes et les distances.
Le soleil pourtant était là, derrière les nuages, chaud et aveuglant. Mais d’ombre sur les bâtiments, il n’en faisait point.
Une ville musulmane aussi en partie. Une ville aux résonances de notre voyage d’avant, même si la voix du muezzin en chinois n’a pas les mêmes accents qu’au Yémen...
Une grosse ville enfin et surtout. Moderne, bruyante et dynamique comme il se doit en Chine. Des artères larges et surdimensionnées. Et des bâtiments tous rénovés et repeinturlurés en guise de nouvelle vieille ville...
Et moi qui m’imaginais Xian comme « une ville du centre de la Chine », par opposition aux villes côtières que sont Shanghai et Hong-Kong et Pékin ! Une ville bien chinoise et ancrée dans l’Histoire, loin des influences occidentales coloniales des ports marchands...
Mais non, Xian, comme toutes les villes qu’on a « dépucelées », n’est pas celle que nous attendions.
L’arrivée en train de nuit (première classe, s’il vous plaît, mais vendue par inadvertance par une guichetière obtuse), nous a projetés dans le blanc matinal, encore un peu sonnés.
Heureusement que la veille, dans le wagon-restaurant, nous avions sympathisé avec un couple de Tchèques-Russes-Hollandais établi à New York ! Ils nous ont entraînés en deux temps trois mouvements, dans le même dortoir qu’eux, au pied des remparts, dans une petite guesthouse charmante et peu fréquentée.
Douchés, rasé et fraîchement lessivés, grâce à une machine à laver des plus antiques (il faut faire 3 cycles de 15 minutes avec de la lessive, recommencer 3 fois 6 minutes sans lessive pour rincer, et enfin tenter l’essorage... le tout à l’eau froide, mais pour 5 yuans seulement !), nous sommes partis à la découverte de la ville.
L’ambiance décontractée du quartier musulman, avec ses petites échoppes de soupe qu’on déguste sur de minuscules tabourets sur le trottoir d’en face, crée un profond contraste avec l’ambiance habituelle des quartiers chinois.
Peut-être tout simplement est-ce parce qu’on est vendredi et que l’appel à la prière est sur le point de résonner du minaret voisin annonçant le week-end pour tous ?
L’architecture de la grande mosquée située au cœur du bazar fermé, un des premiers que l’on visite depuis notre entrée en Chine, voire en Asie, nous charme et nous surprend à la fois.
Organisé de manière très différente qu’au Yémen, le complexe de la mosquée s’articule autour de quatre cours successives qui s’enchaînent les unes derrière les autres, chacune séparée par des bâtiments-filtre aux toits recourbés. Le minaret chinois qui occupe le cœur de la cour centrale nous fait presque rire : large, épais et un peu pataud, il n’a pas la grâce des minarets orientaux, et s’élève à peine à quelque 10 mètres au-dessus du sol. On se demande bien qui le muezzin sera en mesure d’alerter de si bas !
Mais les couleurs turquoise, orange, et jaune qui font vibrer de manière unique les formes chinoises traditionnelles que l’architecture musulmane locale a reprises à son compte, nous impressionnent.
Ici, contrairement à la majorité des temples chinois que l’on a refaits récemment, la violence des couleurs fraîchement posées n’est pas de mise. Les herbes folles poussent entre les tuiles du toit, en profitant du mortier épais qui les jointoie. Les pavés des cours successives sont usés sous les pas innombrables de fidèles de Xian, et les peintures s’écaillent par endroits...
Ici enfin, loin de la Chine que nous visitons tous les jours et qui manque cruellement de patine à mon sens, on sent le temps qui passe. On est dans un pays vieux de plus de 5000 ans, et pourtant tout est neuf ici, jusqu’aux quartiers anciens que l’on rebâtit, jusqu’aux regards et aux rêves des gens, que l’on croise en passant.
Dans la cour principale, tout au bout du complexe, nous nous asseyons sur les marches de la salle de prière, un peu émus de retrouver cette architecture typique qui nous rappelle de si bons souvenirs de voyage. Un jeune étudiant en commerce de 19 ans nous aborde alors, et très naïvement nous fait la conversation dans un anglais hésitant. Il rêve d’aller étudier ailleurs, de gagner beaucoup d’argent, de réussir dans la vie. Des rêves dans les yeux, il en a plein. Mais ils n’ont rien à voir avec les idéaux d’un pays qui se clame encore communiste.
« Enrichissez-vous » avait été le mot d’ordre de Deng Xiaoping, dès son arrivée au pouvoir, à la mort de Mao... Une chose est sûre : ça n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
L’après-midi doit être chanceuse, ou Xian particulièrement prolifique en espaces culturellement marqués ET vivants, parce qu’un peu plus tard, c’est dans un autre temple, en reconstruction cette fois, que nous sommes à nouveau charmés par l’ambiance populaire du lieu. Ce n’est que trop rare dans ces grosses villes chinoises, aux itinéraires balisés pour les touristes et où le prolétariat à vélo passe inaperçu au milieu du flot continu des voitures neuves...
Au milieu du temple de l’or, des familles, des diseurs de bonne aventure, des vieux qui attendent, et des bambins très couverts, mais les fesses à l’air comme d’habitude. Plus loin, la musique d’un orchestre attire notre attention sur l’une des chambres du « cloître » donnant sur la cour principale. Le toit est sur le point de s’écrouler, mais les musiciens ne semblent pas le remarquer. Ils vont essayer de vendre quelques CD cet après-midi ici, mais le public ici n’est peut-être pas celui qu’ils attendaient...
Il y a de la poussière et des mauvaises herbes partout. Des ouvriers qui coupent des planches sur une vieille scie circulaire, des femmes qui mangent des épis de maïs bouillis. Des hommes, au regard vide, posés sur une pierre qui attendent que le jour passe. De jeunes amoureux chinois observent avec un peu de curiosité cet univers qui n’est plus le leur.
Au fond du complexe, dans le temple proprement dit, deux prêtres daoïstes avec une coiffe noire, qui me fait penser à celle d’un cardinal dans la forme, et affublés d’un costume de pasteur, veillent à ce que les fidèles honorent convenablement la grande statue du fondateur de la pensée Dao.
La confrontation rapide de ces deux complexes religieux me fait réaliser à quel point, en Asie, nous sommes régulièrement confrontés à des formes de vénérations païennes relativement choquantes pour un esprit occidental.
Et je me dis que la visite de la grande mosquée tout à l’heure m’a peut-être paru plus apaisante que ne l’est celle de ce temps pourtant charmant, justement parce qu’étant monothéiste, et tournée vers l’abstraction, la religion musulmane est plus proche de notre conception judéo-chrétienne du monde.
En Asie, on est vraiment à l’autre bout du monde en matière de pensée religieuse à mon sens. En Chine, en effet, plus encore qu’en Thaïlande, au Laos ou au Cambodge, le bouddhisme du « grand véhicule » permet à d’innombrables demi-dieux d’entrer dans les sanctuaires. Les Bodhisattvas, et autres donateurs généreux ou héros d’un jour, y sont régulièrement représentés sous forme de statues et honorés par le biais d’offrandes aussi variées que périssables.
Les pagodes chinoises, taoïstes ou daoïstes présentent la même configuration. Et même s’il n’est pas juste à priori de parler de « religion », mais plutôt de « courant de pensée » dans le dernier cas de figure, les rituels qui y ont cours laissent entendre que le sentiment religieux irrationnel forme l’essentiel de la pratique.
Dans ces temples, où il est impossible d’assister à l’équivalent d’une messe qui rassemble la communauté, on est face à ce qui me semble être un marchandage superstitieux perpétuel, entre le fidèle et une divinité quelconque.
Ce qui est le plus étonnant, dans ces grandes villes modernes, c’est que le fidèle, c’est tout le monde. Des vieux, bien sûr, des femmes et leurs enfants, des petites jeunes-filles en tailleur-minijupe aussi qui agitent avec frénésie leurs bâtons d’encens, des hommes d’affaires à la pause de midi qui s’agenouillent avant d’aller avaler leur petite soupe, et enfin, tous les touristes chinois, pour qui le temple n’est pas l’équivalent de nos cathédrales que l’on visite pour l’art roman ou gothique qu’elles mettent en valeur, mais bien un véritable lieu de culte avant tout.
Arrivés de l’autre côté de la vieille ville, on bute sur la porte sud des remparts qui enserrent encore tout le centre. Entrés par la porte nord au pied de laquelle siège notre hôtel, il nous faut désormais retraverser toute la ville dans l’autre sens pour nous pouvoir être de retour, à la nuit tombée, au bercail.
On choisit alors un autre itinéraire, le « côté face » cette fois-ci, d’une ville qui se laisse découvrir plus facilement que nous ne l’espérions.
Les petites rues se succèdent, loin des larges avenues qui irriguent la capitale du Shanxii, et des axes touristiques. Là, les prix redeviennent normaux, le sandwich à la graisse de mouton une évidence, et les marchands de saucisse remplacent ceux de fausse Rollex.
Mais l’ambiance, encore un peu populaire de ces petites échoppes qui se succèdent, n’est pas faite pour durer : bientôt une rue en chantier, que l’on traverse dans la longueur, au milieu des gravas, nous indique que dans un avenir très proche, un mall commercial gigantesque va ouvrir ses portes justes là.
Qu’ici comme ailleurs, le tissu urbain de toute la Chine est en pleine mutation... mais en mutation commerciale.
Le lendemain, on renonce finalement à la visite de « l’armée de terracotta », pourtant classée par l’Unesco, au profit d’un tour des remparts, noyés dans le blanc aveuglant de l’atmosphère inchangée de la ville.
Nous évoluons comme dans un nuage sur ces murailles qui surplombent le cœur de la mégalopole.
La ville, si dense et si vivante, nous apparaît presque lointaine : une abstraction en quelque sorte. Sa taille relativement importante (près de 15 km de circonférence) nous semble incongrue quand on la compare à celle de Tha Prom, à Angkor Wat, une des villes les plus puissantes du monde au 15e siècle.
Là-bas, seuls des arbres immenses peuplaient le gigantesque carré de ruines entouré de murailles.
Xian, pourtant une des villes les plus vieilles du monde, nous parait à la lumière de cette comparaison soudain vraiment très jeune.
Une fois de plus, je suis impressionnée par cette capacité toute chinoise à se réinventer sans cesse. D’ailleurs, je n’arrêterai pas de penser que c’est à l’image même des Chinois, que la Chine puise son éternel air de jeunesse.
En parlant de Chinois, nous remarquons au pied des murailles qu’un parc s’étire sur toute la circonférence de la ville, entre des bretelles d’autoroute qui signent l’amorce de la mégalopole, et les remparts millénaires. De multiples parcours de santé le ponctuent. Et des hommes et des femmes de tous âges s’y exercent. À leur côté, d’autres parmi eux s’adonnent à des exercices lents de Tai Chi.
Les Chinois semblent avoir la gym dans le sang... et c’est peut-être pour ça qu’ils ont toujours l’air d’être 20 ans plus jeunes que leur âge...
Mais, ce matin-là, nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde : une fois de plus, nous sommes malades (enrhumés) et très fatigués. Nous avons passé la nuit à hésiter avant de nous décider à prendre un avion pour Canton dans l’après-midi, afin d’aller passer le week-end à Hong Kong.
Le départ pour l’aéroport est mouvementé, voire hystérique. On est dans le taxi quand on se rend compte qu’on a oublié les habits tout juste lavés, étendus sur la corde à linge dans la cour de l’auberge... Le chauffeur, qui ne comprend pas un mot d’anglais et que nos gestes désespérés pour faire demi-tour ne convainquent pas, s’engage sur un boulevard urbain saturé de la circulation habituelle d’un début de week-end pascal.
Nous en loupons notre navette pour l’aéroport...
Le taxi devait avoir anticipé, parce que de retour à l’hôtel c’est évidemment à lui que nous proposons de nous conduire au plus vite à l’aéroport...
Quand on n’a pas de tête, on a des jambes... ou de l’argent !
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