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Le 04/04/07

Un soir à Chengdu

Ce soir, dans le hall d’arrivée de la gare de Chengdu, nous sommes accompagnés d’un homme étrange, pas très bien rasé, un peu bedonnant, la cinquantaine ou peut-être plus, la voix rauque d’un grand fumeur, mais dont la connaissance un peu mystérieuse de la Chine nous attire.
« Cette fois-ci, je ne suis dans le pays que pour deux mois » nous explique-t-il en s’excusant presque de ne pas bien connaître Chengdu.
« Ah oui, et tu viens ici pour affaires ? »
« Non, non, c’est juste comme ça, pour rendre visite à des amis »
Il est venu 8 fois en Chine ces deux dernières années.
Ce n’est pas un touriste ordinaire, c’est certain.
Et même si ce soir, après notre périple épuisant, la fatigue se fait pesante, la curiosité est la plus forte.

« Tu as arrêté de travailler ? Tu es saisonnier ? »
« Non, non, c’est juste que je n’aime pas le travail et que le travail ne m’aime pas ! » nous répond-il avec un petit sourire entendu.
« Rentier alors ? »
(Ce ne serait pas la première fois qu’on croise ce genre de backpacker excentrique...)
« Oui en quelque sorte, on peut dire ça », continue-t-il avec son air un peu secret, devant notre mine intriguée.

Bon, très bien, on n’en saura pas plus ce soir... mais une chose est sûre, on ne le laissera pas partir sans savoir de quoi il retourne !

Sur la place de la gare, il ne se fait pas prier pour faire montre de ses talents de polyglotte et de fin diplomate lors d’une première négociation serrée en chinois sur le prix d’une chambre d’hôtel (qu’on ne prendra pas finalement) ; il poursuit par la négociation tout aussi dure d’une course en taxi, direction « Sim’ s Cosy Guesthouse », une petite auberge internationale, dont nous avions récupéré le flyer à l’étape précédente.

Il nous parait soudain bien décalé dans ce monde très codifié qu’est celui du backpacker au long cours... Dans cette guesthouse, on est presque plus en Chine ; en territoire neutre et international, les négociations n’ont plus cours...
Il atterrit donc un peu rudement dans une chambrette minuscule tandis que nous optons pour des dortoirs collectifs. L’endroit pourrait être en Australie ou en Amérique du Sud, il n’y aurait aucune différence.
Toujours les mêmes lits superposés de pin verni.
Les mêmes têtes aussi...

Je regrette un peu de l’avoir entraîné jusqu’ici, où il détonne parmi la foule des jeunes errants internationaux dans laquelle nous nous fondons avec aisance.
Et puis je ne sais toujours pas quoi penser de lui.
À le voir tout seul, comme ça, avec son t-shirt fatigué et son teint un peu brouillé (je ne me suis pas vue, je sais, après notre nuit dans la gare !), j’ai presque envie de le prendre en pitié.

Révélations

Au petit déjeuner le lendemain, alors qu’on expérimente des goûts tout à fait étranges (il faut bien se mettre en danger, au moins dans l’assiette), il m’apparaît soudain sous un nouveau jour. Visiblement reposé et revêtu d’un pull à col roulé noir, un peu années 70, il parait 10 ans plus jeune.

En changeant de costume, Bernard a aussi changé de personnalité. Il est temps de découvrir à qui on a à faire...
Entre la poire et le dessert de ce petit déjeuner à tiroirs, nous apprenons donc que, s’il connaît bien la Chine, c’est « tout simplement » parce qu’il y a vécu en tant que diplomate à la fin des années soixante, et qu’il partage avec elle une étrange histoire d’amour.

C’est à mots couverts et par allusions qu’il va ensuite nous raconter son histoire. Rebondissant sur nos questions parfois indiscrètes, il se livre petit à petit, et nous le regardons, de plus en plus fascinés par son destin romanesque, et sa vie impossible à imaginer ailleurs que dans un livre.

Épris d’un ténor de l’opéra de Pékin rencontré lors d’une soirée « dans les salons de monsieur l’ambassadeur », et qui se faisait passer auprès de lui pour une femme*, il s’est lancé à 20 ans à peine, par amour, dans une sombre affaire d’espionnage.
Durant tout le temps de son service à l’ambassade de France à Pékin, il a ainsi livré quantité d’informations confidentielles au gouvernement chinois par l’intermédiaire de l’homme-femme-espion chinois.

L’affaire se complique, malheureusement pour lui, lorsque sa chère et tendre lui apprend qu’elle était enceinte de lui, alors qu’il se trouve en poste en Amérique du Sud**.
Il prend alors des risques inconsidérés pour tenter de rapatrier, « femme et enfant » en France afin de les « protéger » de la vengeance certaine qu’entraînerait la découverte de la paternité de l’enfant ( !!).

Au cours des années qui ont suivi, Bernard a continué sa carrière de diplomate dans de nombreux pays, ne revenant que rarement à Paris où il avait finalement réussir à faire venir « sa femme » et l’enfant qu’il n’avait évidemment pas vu naître.

Mais, malheureusement, l’arrivée d’un espion chinois, dans l’appartement d’un diplomate français, n’est pas passée inaperçue. Les services secrets français se sont rapidement saisis de l’affaire.
Si l’enquête a mis quelque temps à aboutir, c’est parce que c’est directement aux assises qu’elle a conduit Bernard et sa « femme », tous deux accusés d’espionnage pour le compte de l’état chinois.

Le véritable drame est finalement survenu lorsqu’en détention provisoire, l’accusation a appris à Bernard que la femme, pour laquelle il avait trahi son pays, était en réalité un homme, « un homme qui se faisait passer pour une femme, qui se faisait passer pour un homme ».
Un homme qui avait réussi à le berner pendant plus de 20 ans...

Dans un geste de désespoir des plus théâtral, Bernard s’est alors tranché la gorge...

Mais la vie continue...
Si c’est sur cette image suicidaire que se finit le film de David Cronenberg, c’est aujourd’hui à un homme plutôt jovial que nous avons à faire.
Le rideau est tombé, la pièce qu’on a jouée plus de mille fois à Broadway n’est plus qu’un souvenir et « Mister Butterfly » une tragique histoire. Sa tragique histoire.

Bernard pourtant est aujourd’hui bien vivant malgré sa cicatrice au cou qui nous saute désormais aux yeux à chaque fois que nous le regardons.
Et c’est avec le sourire et le constant sentiment de se moquer de lui-même qu’il nous narre l’histoire de sa vie passée.
Oui, il a souffert, oui, il a été humilié, oui, il a passé plusieurs années de sa vie en prison suite à cette affaire rocambolesque.

Mais aujourd’hui il est rentier et l’ami de plusieurs millionnaires chinois. S’il a vendu son histoire avec l’humilité d’un homme berné et ridiculisé en public de la manière la plus cruelle qui soit, en donnant accès à « sa première romancière » à l’intégralité de ses documents personnels, il en est aujourd’hui largement récompensé. L’histoire tragique a ému, et ça a payé. Le pourcentage qu’il perçoit sur les droits d’auteurs des films, pièces de théâtre et autres romans écrits à son sujet, lui permet de vivre avec aisance et de fréquenter des cercles d’artistes bien loin de ceux de la prison.

Refaire le monde, un verre de vin à la main...

Le soir qui a suivi le petit déjeuner-révélation, nous l’avons retrouvé à l’hôtel, habillé d’un costume sombre à col mao. Fraîchement rasé, il avait une allure tout à fait différente de celle de la veille.
Il nous a proposé de nous accompagner dîner dans le petit boui-boui de notre choix où nous partagerions une bouteille de vin.
La conversation s’est poursuivie jusque tard dans la nuit, dans l’atmosphère glaciale de la véranda ouverte à tous les vents, et tremblante sous le martèlement continu de la pluie.
Réchauffés par ce vin dont le goût nous rappelait, pour la première fois depuis longtemps, nos soirées parisiennes, nous nous sommes abîmés dans des discussions sans fin sur tous les sujets qui nous passaient par la tête.
Et nous avons refait le monde avec ce sexagénaire, comme je le refaisais à 17 ans, après les manifestations anti-Le Pen, pleines de convictions révolutionnaires.

Nous avons donc évidemment évoqué Mao et la fameuse « bande des 4 » que Bernard a connue à l’époque de leur gloire.
Ce soir-là, il nous a expliqué la Chine comme aucun des livres ne nous l’avait appris.
Nous avons à mots couverts exploré le dessous de complots vieux de plus de 40 ans, depuis les « 100 fleurs », jusqu’à la mort de Ling Ping, à laquelle il avait presque assisté.
Nous avons également parlé à bâtons rompus de l’évolution de la Chine contemporaine, de son nouveau communisme light, et bien sûr de la mondialisation.

Pour nous qui sommes nés bien tard, et qui avons appris le communisme dans des livres d’histoire écrits « de l’autre côté du mur », les mots employés ce soir-là ne résonnaient définitivement pas de la même manière...
Et c’est justement ce qui nous a tant appris.

Et puis le vin aidant, la conversation a dérivé sur des sujets plus « techniques ». Bernard nous a en effet expliqué comment les acteurs chinois maîtrisaient depuis la nuit des temps des techniques incroyables leur permettant de se faire passer pour des femmes le temps d’une représentation, en « retournant » leurs parties génitales à l’intérieur de leur corps, créant ainsi un « vagin artificiel »... ( !)
J’ai pourtant été surprise de constater à quel point le romantisme semble être une maladie incurable. Car même au cours de ces conversations crues, et après les terribles désillusions qui ont émaillé sa vie, Bernard ne pouvait pas s’empêcher de nous expliquer que l’amour et la fusion entre deux êtres, c’est ce qu’il y a de plus important au monde, que ça devrait consister en l’essentiel de notre quête terrestre... (re- !!)

Mr Butterfly forever

Les journées qui ont suivi, ont-elles aussi été faites de ce mélange étrange de froid blanc et humide, de fatigue et d’exaltation.
En cachette, nous vérifions sur internet son histoire où certains détails nous étaient révélés, tandis que d’autres étaient omis ou plus simplement censurés.
Pendant les « visites obligatoires » que nous nous étions imposées, nous ne cessions de penser à cette rencontre fascinante, à ce destin étrange d’un homme « comme les autres » au départ.

Entre la réserve de pandas la plus importante de Chine où nous avions réussi à traîner Bernard, et les faux quartiers anciens que Chengdu essaie de promouvoir, nos soirées avec Bernard dans les bouibouis les plus crasseux de notre rue**, avaient un goût « d’authentique mythique » extraordinaire.

Nous avons malheureusement raté nos adieux à cet homme sympathique et terrifiant à fois, le consul de Chengdu nous ayant retenu plus longtemps que de nous ne l’espérions, lorsque nous sommes allés le trouver pour rédiger nos procurations pour l’élection présidentielle...

Alors, voilà, c’est tout ce que vous saurez de cette énorme ville « à la chinoise » qu’est Chengdu, du froid qui nous a transis là-bas, de la nouvelle garde-robe qu’on s’est refaite gratuitement, de l’immense jardin du poète DuFu qu’on a visité sous la pluie, de la plus grande école bouddhiste de Chengdu et des boules de rose mauve qui fondent sous la langue...

Chengdu, pour nous, c’était Mr Butterfly.
Et la découverte dans les vapeurs d’alcool d’une Chine qui n’existe plus...


* Le ténor lui a apparemment expliqué avoir été contraint depuis l’enfance par sa famille, de se faire passer pour un homme. La mère, sachant qu’en accouchant d’une fille, risquait le divorce, aurait soi-disant contraint la fillette à se faire passer pour un garçon dès le jour de sa naissance...
** L’enfant dont cet homme ne peut évidemment pas être « enceint » est en réalité un enfant adopté. Sa date de naissance respecte approximativement un intervalle de 9 mois après la dernière visite que Bernard a rendue au ténor « un truc qu’on a fait rapidement un soir dans un hôtel », se souvient-il...
*** Juste à côté de notre guest-house, un énorme chantier mobilise jour et nuit des dizaines d’ouvriers qui viennent se restaurer d’énormes soupes de nouilles au gras, dans une ribambelle d’échoppes qui semblent avoir poussé pour l’occasion. Si le décor contraste en tous points avec les restaurants pour touristes ou cadres supérieurs de la CBD voisine, les prix pratiqués sont eux aussi radicalement différents. Nous avons même trouvé une soupe énooorme pour 1 yuan !! - même Bernard en était estomaqué au moment de régler l’addition. (pour mémoire un yuan = 0.1 euro...)



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