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Amérique païenne, Amérique chrétienne
Le 01/07/07

Un continent presque neuf ?

À première vue, culture exclusivement coloniale.
Mis à part un petit saut dans le temps, rien vraiment ne nous saisit. Les visages dans les montagnes sont typiques certes, et les pays que nous traversons ont ce charme des contrées dont le développement technologique n’est pas encore égalitaire.
Mais c’est tout.
La culture chrétienne, la nôtre, imprègne jusqu’au bout des ongles de chaque femme et de chaque homme que nous croisons.
Et l’architecture est à 95 pour cent du temps en lien direct avec sa parenté européenne.

Bien sûr, il y a partout le charme suranné des restes de colonialisme, un peu comme la langue québécoise peut nous faire sourire.
Le baroque des églises et les festons aux balcons nous ramènent 500 ans en arrière, dans un passé que nous n’avons pas connu et qu’il nous plaît à imaginer avec ces couleurs.
Et même dans les montagnes, les costumes des indigènes, dont le sang ne serait pas mêlé d’hérédité espagnole, nous ramènent immanquablement au passage des conquistadors. Les dentelles dépassent de sous leurs jupes de couleur plissées. Leur chapeau « formé », qu’il soit en feutre en paille ou en cuir, ne manque jamais à leur silhouette caractéristique. Et la coupe de leurs chemisiers de dentelles si ajustées me fait immanquablement penser à ceux que nous avons trouvés un été dans les armoires de ma grand-mère...
Tout, presque tout rappelle le costume des femmes de la campagne, en Europe, il y a quelques siècles de ça.
Bien sûr, les couleurs éclatantes des ponchos parfois nous rappellent que nous sommes de l’autre côté de l’océan Atlantique, mais pendant longtemps je dois avouer qu’ici j’ai simplement eu l’impression d’être dans le « Nouveau Monde ».
C’est-à-dire dans un univers découvert, vierge et intact il y a quelques siècles, par des conquistadors assoiffés de grands espaces à conquérir, et qu’ils auraient façonné à leur image.
Pendant longtemps, j’ai eu l’impression qu’ici nous étions vraiment sur un territoire sans histoire personnelle, dans une colonie espagnole qui aurait fidèlement suivi le modèle culturel que cette dernière lui avait imprimé.

Une rupture schizophrénique

Et puis il y a quelques jours, ou semaines, nous sommes allés pour la première fois sur des sites archéologiques.
Je n’aurais jamais cru pouvoir me passionner à ce point pour des vieilles poteries ou quelques momies, mais la rupture est tellement forte avec la société contemporaine dans laquelle nous sommes immergés, qu’il est difficile de ne pas être fasciné.
Bien sûr, les motifs qui impriment tissus et céramiques nous rappellent quelque chose.
Ne serait-ce que les étoles des magasins de souvenirs qui pullulent dans les rues des grandes villes.
Les motifs géométriques et colorés des Incas et de leurs prédécesseurs, tout le monde les connaît.

Mais, au jour le jour, en Amérique Latine, rien ne rappelle qu’un autre possible a, un jour, existé.
Au Moyen-Orient, en Europe en Asie, et j’aimerais affirmer partout, la continuité de l’Histoire est au rendez-vous. Les mosquées et les cathédrales qui habitent les centres et les médinas de nos villes d’Europe et d’Afrique nous rappellent tous les jours que nous sommes le vieux continent.
Que nous avons des racines, et que c’est par rapport à elles que toutes nos évolutions se mesurent.
En Chine même, où rien de « vieux » réellement ne reste debout, l’image de ces pagodes de bois mille fois reconstruites ancre malgré tout la nouvelle urbanité des villes monstres qui émergent là-bas dans une continuité philosophique millénaire. Les Chinois célèbrent toujours leurs ancêtres à travers la fumée de l’encens qui s’évapore sur l’autel familial, et les motifs qui ornent leurs tissus et leurs tapisseries sont pour la plupart tirés de leur longue histoire.

Mais ici, c’est la rupture qui est autrement plus brutale.
L’équivalent de notre Jérusalem, ce centre spirituel névralgique de l’Ancien Monde, est un amas de ruines. Un site archéologique.
Ici, c’est sous terre qu’il faut chercher le témoignage de la puissance immense d’un empire dont aujourd’hui, dans les rues de Trujillo, Quito ou Guayaquil, on ne voit plus rien. Du tout.
Dans les musées, on nous parle de cultures Chimu, Moche, Chavin, Inca...
On regarde béatement les pièces d’or et d’argent exhumées des tombes, et leur étrangeté, le manque de continuité qu’elles créent avec la culture colonialiste et chrétienne qui s’affiche partout, à la ville comme à la campagne, nous donne l’impression d’être soudain transportés loin très loin, quasiment sur un autre continent, ou dans une autre dimension temporelle.

Face à ces objets dont l’esthétique nous est à la fois familière et étrangère, face aux traces de rituels païens sacrificiels ou superstitieux, nous avons l’impression de découvrir une civilisation préhistorique, alors qu’elle n’était que préhispanique.

La plupart de ces cultures correspondent en effet à notre Moyen Âge. Ce même Moyen Âge dont nous côtoyons au quotidien dans nos villes si bien préservées les reliques architecturales urbaines. Ici, les reliques architecturales, qui témoignent du « Moyen Âge » sud-américain, nous semblent dater de l’âge de pierre.
(À notre décharge, il faut avouer qu’aucune de ces civilisations ne connaissant l’écriture, on se sent, parfois avec justesse, ramenés à des références antiques si lointaines qu’il est difficile de les dater...)

Mais, tout de même, pourquoi un tel gouffre entre Avant et Maintenant ?

Comment les habitants de ces pays peuvent-ils arriver à vivre au quotidien avec un passé si schizophrénique ?
Comment, en tant qu’indigène, est-il possible de se trouver des racines qui font écho à la terre qu’on cultive ?
Comment croire en un dieu blanc alors qu’on est basané, et à des anges blonds alors qu’on a tous les cheveux noirs ?
Comment ne pas regarder d’un œil critique ces « églises meringues », baroques, hispanisantes, qui détonnent au milieu de constructions de terre séchée et de chaume dans les campagnes ?

Il doit forcément y avoir des passerelles, des liens, des rappels... invisibles encore pour nous peut-être.

Peut-être que les rigoles de sang qui dégoulinent systématiquement des genoux et des plaies du Christ en croix dans toutes les églises peuvent être interprétées comme un rappel inconscient des sacrifices anciens ?

Peut-être le fait d’embrasser une religion vivante, où les saints peuvent continuer de se multiplier et les miracles de se produire, a-t-elle facilité l’assimilation de mythes anciens ?

Ici en effet, il me semble que la religion catholique, loin des abstractions éthérées qui font désormais le quotidien du discours des prêtres en Europe (afin de répondre aux attentes d’un public qui ne peut plus croire à l’incroyable), est aussi réellement sanglante, cruelle, miraculeuse qu’en Inde.

Ici, il me semble que la pratique de la religion catholique est païenne.
Et ça me rassure.
Parce que c’est peut-être, à mes yeux, le seul lien que j’aperçois avec « l’avant ».

Un parfum d’Inde païenne

La comparaison avec l’Inde, le pays le plus païen peut-être au sens chrétien du terme, que nous ayons jusque-là exploré, s’impose.

Comme en Inde, où les statues des Dieux innombrables sont tour à tour effrayantes puis consolantes, ici, les statues de la Vierge, une déesse à part entière, et des saints jouent le même rôle de déités complémentaires, capables de voir leurs actions se compléter ou s’opposer.
Ici aussi on peut marchander avec Dieu, ou avec un de ces nombreux auxiliaires.
Deux rosaires contre un péché.
Un collier d’œillets en Inde fera le même effet.

Un autocollant « Dieu guide mon chemin » collé sur le pare-brise ou une amulette de Vishnu font le même effet sur la route de la mort au Pérou ou sur celle de Shimla à Kalpa, en Himashal Pradesh indienne.
Au bindi sur le front en Inde, répond le signe de croix à chaque fois qu’on passe devant une église par ici.

Et ici aussi, malgré le « Dieu est Amour » de l’Église, l’oubli apparent des mythes violents « d’avant » et les dentelles de la colonisation, l’odeur du sang n’est pas très loin. Ici aussi, la pauvreté est visible : la mise en scène fait partie du quotidien et la juste mesure n’est pas de mise.

Potion miracle infusée au Notre Père

C’est vraiment amusant de voir à quel point la religion catholique est à la fois un masque colonial et une éponge capable d’absorber et de faire transpirer les cultures qu’elle semble recouvrir.
Dans le marché de Trujillo par exemple, un petit coin consacré aux plantes médicinales nous fait découvrir les étranges liens de parenté qu’entretiennent le Bon Dieu et les chamanes par ici.
Dans ces petites échoppes étroites et un peu sombres s’entassent pêle-mêle des herbes fraîches et séchées, des flacons de décoctions macérées, et des amulettes de toutes les couleurs. Au fond de ces antres aux senteurs champêtres, des « chamanes » des Temps modernes vous promettent de retrouver « l’énergie » ou de vous faire « planer avec de la poudre d’eucalyptus » dans leur arrière-boutique (ça, c’était vraiment drôle).
Et au milieu des statues parfois phalliques, et des copies de poteries étranges, quelques christs en croix, bien sûr.
Mais surtout la découverte des potions hybrides : il s’agit le plus souvent d’herbes en sachets à faire macérer en bains ou en tisane, accompagnées d’illustrations évocatrices et de recettes très spéciales. Sur chaque paquet est indiqué le nombre exact d’« Ave Maria » qu’il faut réciter, l’heure du jour et les circonstances exactes dans lesquelles proférer les « Notre Père » suivants. Le vendeur-chamane nous a détaillé avec beaucoup de sérieux (nous lui posions nous aussi des questions avec sérieux) les vertus de chacune des potions que nous lui avons d’ailleurs achetées.
« Enfermas de la mujer » (maladies de la femme ( !)), manque de chance, manque d’argent, problème de boulot, de coeur, etc, etc.

...

Ces quelques observations sont comme d’habitude embryonnaires, et risquent fort de le rester, compte tenu de notre mode de voyage.
Mais je vous les livre, parce qu’elles nous donnent l’occasion de pénétrer petit à petit au cœur d’une complexité que nous ne ferons qu’effleurer, un peu comme celle de l’Inde.
Une complexité que la mondialisation et la bipolarisation rurale/urbaine, comme en Inde, recouvrent chaque jour un peu plus d’une épaisse couche de poussière...



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