« Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte et - Divine -. Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister. Ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière. (...) ». Journaux intimes de Charles Baudelaire (Le Monde, il n’y a pas longtemps, dans la rubrique des livres à télécharger, ça me fait rêver.)
Une petite citation, donc, qui tombe à brûle-pourpoint. La religion en Inde, c’est en effet tout un sujet. Que de voyageurs avons-nous croisés avant notre arrivée, à Paris encore et même sur place dont le cri du cœur était le même : « Ah l’Inde, quelle dimension spirituelle de la vie ! »
Alors bon, la dimension spirituelle, je ne suis pas sûre de l’avoir réellement encore trouvée, mais si par spiritualité on entend superstition, alors là oui d’accord : « Ah l’Inde, quelle dimension superstitieuse de la vie ! »
C’est peut-être un peu réducteur comme introduction, et pour en venir au vif du propos, il faut nécessairement admettre que l’Inde possède en matière de paysage religieux, de quoi méditer.
En Inde en effet, au-delà des Hindous dont nous allons finir par parler, les villes et les campagnes sont également fortement peuplées de
musulmans, c’est-à-dire ceux qui ne se sont pas réfugiés au Pakistan ou au Bangladesh, ou ceux qui en sont revenus. Présents en Inde depuis les invasions mughales, ils ne font pas figure d’immigrés et s’intègrent relativement bien dans un pays où l’image de la femme, et les coutumes hindoues traditionnelles en matière de cuisine sont très différentes des exigences halal !
(Entre les musulmans qui ne mangent pas de cochon et les Hindous qui ne consomment pas de vache sacrée, il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que la tradition culinaire nationale se soit concentrée sur la filière végétarienne !)
En ce qui concerne les chrétiens, ils sont déjà beaucoup plus discrets, et ce, malgré l’héritage que les Portugais et les Anglais leur ont laissé en partage. Nous nous sommes toutefois laissés dire que dans le sud de l’Inde, vers Goa et plus bas dans le Kerala, la communauté chrétienne est remarquablement présente. Un des signes qui nous semblent abonder dans ce sens est certainement l’attractivité que représente Goa en cette période de l’année, au moment où tous les touristes occidentaux s’y trouvent en mal de « Chrismas Carols » et de vraie « fiesta » ! Et bien entendu, il ne faut pas oublier Calcutta où Mère Teresa, ses milliers de volontaires et ses 600 sœurs se font encore fort d’appuyer l’héritage catholique de l’ancienne capitale des Indes Britanniques.
Quant aux bouddhistes, leur présence est très « lige », et ce, bien que l’Inde soit le pays de naissance de cette philosophie. Aujourd’hui, seuls quelques bastions indiens continuent de témoigner du rayonnement passé du bouddhisme indien, présent surtout chez les Tibétains déplacés lors de l’invasion du Tibet par la Chine. Nous avons ainsi aperçu quelques rares signes de leur présence dans la montagne, dans les quartiers généraux du Dalaï-Lama dans l’Himachal Pradesh, et près de Varanasi à Sarnath, où Bouddha a enseigné à ses premiers disciples.
Mais la quasi-disparition du bouddhisme en Inde n’est pas anodine : c’est en effet la capacité phénoménale de fagocitage de l’hindouisme qui, à lui seul, a su avoir raison de cette tentative de religion dissidente. La philosophie de base de l’hindouisme semble être de s’attirer la sympathie de ses ennemis afin de les neutraliser. Bouddha a donc été rapidement considéré comme la 9e réincarnation de Vishnu (tout comme Jésus Christ est considéré comme étant la 10e !) afin de réduire son pouvoir de dissension.
[La religion sikhe toutefois, qui s’est elle aussi élevée contre l’hindouisme, pour des raisons plus sociales que spirituelles cette fois - les sikhs rejettent le système des castes et questionnent le statut de la femme dans la religion hindoue - fait exception en la matière. En effet, ne possédant pas de Gourou principal à la mesure de Jésus ou Bouddha, mais uniquement des prophètes et un livre saint qui est vénéré en lieu et place d’une divinité, ils n’ont pas pu être intégrés à la religion hindoue et restent donc majoritaires au Penjab, dans la région de l’Inde qui a vu leur avènement au courant du 17e siècle].
Si autour de ces courants principaux gravitent encore de nombreuses sectes minoritaires et gourous, l’hindouisme reste donc aujourd’hui encore la religion dominante en Inde, et étant la plus expressive, celle qui imprègne le plus profondément la culture nationale.
Les hindous donc les plus nombreux, les plus bruyants, et les plus visibles de l’Inde, au point de les confondre parfois avec l’Inde elle-même. Leur panthéon de quelques millions de dieux dépasse l’entendement et leur livre mythologique - le Maharata - concurrence sans peine les très classiques Iliade et Odyssée d’Homère. À chaque coin de rue, les temples colorés, sont toujours emplis d’offrande et résonnent du son de la cloche que les fidèles sonnent pour prévenir les dieux de leur présence. Les statues en plastique ou en pierre de ces divinités me paraissent souvent grotesques et kitschissimes... Leur représentation est changeante : Ganesh, le dieu éléphant fétiche de l’Inde depuis quelques décennies peut ainsi avoir 2 ou 10 bras en fonction du nombre d’attributs avec lesquels il est représenté. La sobriété n’est pas dans ces lieux de cultes « païens » que l’on visite chaque jour le matin et le soir, sur la route du boulot, ou même avant un entretien. Les temples sont donc le lieu de prières quotidiennes des hindous, pour leur famille et leur business (« Faites que ça marche, mon dieu »).
La superstition entretenue par la caste des Brahmanes est tellement puissante qu’il arrive souvent d’observer des fidèles, presque tous nus dans le Gange le matin, à genoux devant un prêtre blasé dans un temple dans l’après-midi ou encore aplatis devant leur idole de plastique le soir, tellement concentrés sur le mantra qu’ils doivent réciter parfaitement à la suite du brahmane sous peine de s’attirer la foudre ou le mauvais sort, qu’ils en oublient totalement l’attention dont ils font l’objet de la part de touristes curieux et attroupés.
Les pratiques hindoues, loin d’être minimalistes, font donc les temps de la ville, ses couleurs et ses odeurs.
Partout dans la rue, les témoignages de ces offrandes et de ces bénédictions quotidiennes s’affichent donc en promenade, et vers midi, il me semble que les fronts de tous les hommes et femmes de la ville sont ornés d’un bindi de peinture rouge étalée par le pouce d’un brahmane...
Les processions innombrables et impromptues qui interrompent sans préavis la circulation sont en outre, à Bénarès, chose commune.
Les parfums d’encens au pied de chaque arbre sacré, ou de chaque niche ou se camoufle une statuette orange au bord de la rue, sont persistantes, et éclipsent de loin toutes les autres odeurs de la ville.
Les peintures grossières, élaborées ou vulgaires des dieux favoris de chacun, Ganesh essentiellement, ornent les murs de chaque boutique ou restaurant, en invocation de prospérité.
C’est dans cette ambiance particulière, de marchandage quotidien avec les dieux (« je te donne une noix de coco, et tu m’assures que mon deal avec le marchand de saris sera en ma faveur »), que l’Inde a assisté à l’émergence de multiples pratiques ouvertement superstitieuses. Existe-t-il un seul quartier, une seule ville qui ne possède pas ses diseurs de bonne aventure, ses palmistes (lecteurs des lignes des mains... et des pieds !), ses gourous à dreadlocks, et surtout ses astrologues ? Loin d’être marginalisés comme en France, ces professions ont en effet pignon sur rue et les Indiens les consultent fréquemment, n’hésitant pas débourser 600 roupies de l’heure pour se faire dire l’avenir... (Nehru et plus tard, Indira Gandhi avaient eux-mêmes recours aux astrologues pour vérifier le timing de leurs décisions politiques ! - cf. Salman Rushdie)
Peut-être est-ce grâce à ce climat particulier que la force de la religion hindoue permet que les anachronismes de l’Inde nous semblent plus naturels. Emporté dans un conte des mille et une nuits par ces pratiques bénéfiques, maléfiques et hautement spirituelles, le voyageur français au scepticisme caractéristique se laisse peu à peu prendre au jeu. Il n’hésite alors plus à s’inventer l’Inde dont il rêve, en pêchant au creux du quotidien les folies d’une Inde tiraillée entre pauvreté et modernité.
Suite : Inde, une esquisse... 3/3 (entre anachronisme et puissance économique)
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