Nous avons fini par quitter Chiang Mai, où les scooters et leur liberté nouvelle nous avaient fait de l’œil, pour aller rejoindre d’un coup de minibus la frontière thaïlandaise. Face au Mékong, qui coulait sous notre balcon, nous avons rêvé de notre prochain trajet à venir.
Nous avions en effet décidé de suivre les conseils d’un (vieux) backpacker croisé sur le banc de notre première guesthouse à Bangkok. Il nous avait vanté les mérites d’une entrée toute en douceur en Indochine, au fil de l’eau pendant deux jours entiers, depuis Hou Xien en Thaïlande jusqu’à Luang Prabang, au Laos.
Après avoir traversé le fleuve sur une toute petite barque de passeur, nous avons échangé notre billet de bateau acheté en Thaïlande contre son équivalent laotien.
(... En fait de billet, nous avons été surpris : ce n’est en effet pas d’un bout de papier tamponné dont nous avons été gratifiés, mais de deux liasses épaisses de billets de banque ! Nos 900 bahts thaïs avaient été convertis en 2 fois 95000 kips ! (Un taux de change bien peu avantageux au demeurant). Mais le spectacle en valait la chandelle : les monceaux de billets, accumulés à notre entrée dans le bateau par le fils du capitaine et qui constituaient la recette de la journée, étaient proprement hallucinants.)
Les premières minutes sur le bateau ont été un peu surprenantes, le décor correspondant peu à l’image romantique que je m’étais faite du trajet. Un peu spartiate, cette large barque, dont on verra par la suite des dizaines d’autres exemplaires sur le Mékong, est recouverte d’un toit de tôle un peu bas. Des rangées de bancs très étroits et très simples se serrent les uns contre les autres. Quatre simples planches de 20 cm de large, à raison de 2 verticales et de 2 horizontales, les composent, 50 cm les séparent les uns des autres.
Si on a compté à la louche une centaine de places, l’heure d’attente qui a précédé le départ à tôt-fait de nous détromper : c’est avec près de 150 passagers que le bateau s’est enfin décidé à partir !
La proportion est environ de 80 pour cent d’Occidentaux pour 20 pour cent de Laotiens... La ségrégation spatiale nous aide en effet à être relativement précis : les Laotiens se sont tous mis dans le fond du bateau, près du moteur. Entassés, ils semblent à première vue vouloir se faire oublier... Mais ce serait trop vite les juger que de penser ça ! Les Laotiens sont des habitués du Mékong, et eux savent que les bancs sont insupportables 7 h d’affilée : ils optent donc discrètement pour les chaises de jardin en plastique, plus confortables, disposées en tas indistinct au fond du bateau.
Par hasard ou par chance, c’est cet endroit que nous avions, nous aussi, choisi avant leur arrivée... c’est donc, plongés au cœur des bavardages laotiens tout en « yang » et « choie », que nous avons découvert le paysage fantastique des rives du Mékong...
Ce fleuve qui traverse tout le Laos en servant souvent de frontière entre ce dernier et la Thaïlande est un paysage fascinant à la fois par la vie qu’il draine, et par les accidents géographiques qui le façonnent.
Les vaches, buffles, et autres gros animaux, étant en effet trop gros pour être consommés dans la journée dans un pays où les frigos sont encore peu nombreux hors les grandes villes, ont donc, la plupart du temps, la vie sauve ; les Laotiens consomment essentiellement leurs protéines sous forme d’animaux à plumes ou à écailles. Les pêcheurs sont donc relativement nombreux sur les rives encore sauvages de ce fleuve très loin d’être canalisé. Leurs petites barques plates de bois et métal n’en abritent pour la plupart qu’un, le filet à la main, le geste de lancer élégant, et le torse nu.
Et si les barques sont absentes quelques instants du paysage, des cannes à pêche en bambou, retenant des filets moins mobiles, nous rappellent leur existence, depuis les rochers noirs qui ponctuent le cours du fleuve sur lesquelles elles sont attachées.
Parfois, une barque, plus chargée que d’autres, transporte toute une petite famille vers un village voisin que l’on devine derrière les branchages touffus et foncés de la jungle qui descend sur les rives de sable blanc. On a l’impression d’être au cœur d’un reportage photo...
Le fleuve monte de 5 à 7 mètres à chaque mousson et les berges sont marquées par cette crue annuelle : les arbres dignes de ce nom ne commencent d’ailleurs réellement à s’imposer qu’au-delà de cette ligne de démarcation imaginaire. L’entre-deux, de rocs sombres ou de sable immaculé, fait l’objet de toutes nos attentions.
Dans les zones inhabitées, ce sont les buffles au poil luisant, aux cornes énormes et aux allures varassiennes qui paissent paisiblement sur le rivage. Tandis que quelques-uns décident de se baigner, la plupart optent pour le bain de soleil. Animaux sauvages ou domestiqués (mais subtilement alors), ils paraissent libres comme l’air, sans autres témoins de leur paresse que notre passage quotidien.
Ailleurs, près de « ports » marqués par un poteau planté dans le sable, ou un escalier descendant d’un groupement de maisons de bois sur pilotis plus haut perché, des groupes d’enfants jouent toute la journée sur le sable. Leurs cris stridents à notre arrivée au moment de débarquer un passager ponctuent notre voyage.
De part et d’autre du port, s’étirent, sur quelques centaines de mètres, des jardinets étagés délimités par une barrière de bambou un peu zigzagante. Ils protègent de jeunes pousses vert tendre, de tomates, de salades et d’autres légumes locaux qui grandissent à l’ombre des bananiers pour des villageois souvent invisibles.
Ailleurs et de manière plus étrange, des femmes et des hommes accroupis dans l’eau sur la berge secouent avec application des tamis qui nous semblent familiers... mais, oui, ce sont des chercheurs d’or ! L’état misérable de leurs habits nous indique pourtant que le salaire qui leur est payé pour cette tâche épuisante n’est pas à la hauteur de leurs espérances...
Mais le fleuve n’est pas que contemplation apaisée. Ses eaux sont troubles et le fond, que d’énormes poissons-chats peuplent, reste invisible. Seuls quelques remous à la surface permettent à l’œil aguerri de notre capitaine tout puissant de faire virer la barque au bon moment pour éviter les récifs.
Parfois, nous avons même eu peur. Notre barque surchargée étant particulièrement sensible à tout changement d’inclinaison, elle s’est à plusieurs reprises mise à tanguer dangereusement, devant les yeux effrayés d’un capitaine de navire hollandais à la retraite. Mais si certains passagers sont sortis trempés de cette affaire, nous sommes heureusement chaque fois arrivés à bon port.
Cela dit, certains virements de bord tenaient parfois de la magie... et pour cause...
Stratégiquement placés à l’arrière du bateau, où les Laotiens pique-niquent, les enfants jouent et la famille du capitaine vend des bières. Nous avons en effet été témoins d’étranges rituels : au passage d’un énorme rocher noir, nous avons pu observer la femme du capitaine, s’incliner en prières, les mains jointes à la hauteur du visage. D’un mouvement brusque, elle a soudain lancé quelques fruits, des clémentines m’a-t-il semblé, dans le fleuve en saluant le roc rapidement au moment de le dépasser. Elle nous a ensuite souri, l’air embarrassé, comme pour s’excuser de nous avoir fait entrevoir cette part d’incertitude sombre que l’atmosphère détendue de l’après-midi tentait de faire oublier.
(Un Laotien québécois nous expliquera d’ailleurs plus tard que, l’an dernier, trois accidents mortels impliquant des barques de notre gabarit ont eu lieu sur le fleuve et sur ce trajet même...)
Sur le fleuve, le temps s’écoule différemment. Les heures de la journée ne sont pas égales entre elles : celles du matin, un peu froides, sont celles du repli, de la négation de l’autre, presque impossible, pourtant, dans une si grande proximité. Celles approchant midi voient par contre les sourires refleurir sur les visages au moment où les sandwichs sortent des sacs des Occidentaux tandis que le riz glutineux en boulettes se trempe en rythme dans la sauce piquante du côté laotien. Les « Beerlao », le cru local, commencent, elles aussi, à faire leur apparition, et les langues se délient plus facilement. Les rencontres se font doucement. Passer deux jours avec les mêmes gens dans cet espace confiné rapproche forcément.
Je me souviens particulièrement ce soir d’un groupe de trois Israéliens ayant acheté leurs vélos à Bangkok, et qui les avaient chargés sur le toit de notre barque l’air de rien.
Je me souviens d’un Allemand berlinois, la quarantaine passée, le sourire jovial, avec qui j’ai refait le monde et l’Europe le second matin brumeux du voyage.
Je me souviens d’une Hollandaise du même âge qui nous a raconté avoir fait le tour du monde elle aussi, mais il y a près de 25 ans de cela, avec une copine.
Elle n’avait plus eu envie de voyager pour les 5 années qui avaient suivi !
Je me souviens aussi d’un couple de vieux baroudeurs, les cheveux blancs et l’air sérieux. Nous ne leur avons pas parlé, mais leur conversation en français avec le Laotien québécois a filé jusqu’à nos oreilles indiscrètes, et nous en avons appris long sur leur vie de voyage, en Inde et ailleurs. Ils portaient un regard postcolonial sur le monde, jugeant la guerre en Irak à l’aune de la guerre d’Algérie...
Je me souviens enfin évidemment des femmes laotiennes que j’ai observées avec la plus grande attention. Le costume a changé de ce côté-ci de la frontière et je me sens soudain prise d’une passion pour les jupes fourreaux sombres, et autres sarongs...
L’arrivée à Luang Prabang... Voir article : « Tout en douceur laotienne »
Voir photos :
Le Mekong, porte d’entrée du Laos (I)
Le Mekong, porte d’entrée du Laos (II)
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